En dépit des lacunes souvent pointées du doigt de son constitutionnalisme, la Turquie affiche une expérience constitutionnelle riche et ancienne.
Le mouvement constitutionnel turc contemporain est d’abord l’héritier d’une première expérience ottomane qui remonte à la seconde moitié du XIXème siècle. Une constitution fut en effet promulguée à la fin des Tanzimat en 1876 peu après l’intronisation du Sultan Abdul Hamid II mais elle fut suspendue dès 1878. Ce n’est qu’après la Révolution « Jeunes Turcs » que, remise en application, elle généra, entre 1908 et 1913, une courte période de libéralisation mieux connue aujourd’hui sous le nom d’époque de « Deuxième Mesrutiyet » (deuxième monarchie constitutionnelle).
À l’issue de la première guerre mondiale et du début de la guerre d’indépendance, le gouvernement nationaliste de Mustafa Kemal, soucieux d’assurer sa légitimité se dota, en 1921, d’une constitution provisoire proclamant pour la première fois la souveraineté de la Nation. Après la victoire et le Traité de Lausanne, la jeune république turque se dota en 1924 d’une nouvelle constitution. Façade destinée à adoucir les arêtes les plus saillantes d’un régime à parti unique, la Constitution de 1924 consacrait une première forme de citoyenneté républicaine et définissait un certains nombre d’institutions fondamentales (présidence de la République, premier ministre, gouvernement, assemblée nationale…). C’est ce qui explique que cette constitution kémaliste ait pu demeurer par la suite la loi fondamentale du système parlementaire pluraliste qui commença à voir le jour après la Seconde guerre mondiale avant que le coup d’État du 27 mai 1960 ne lui soit fatal. Cette intervention militaire se solda en effet par la promulgation d’un nouveau texte constitutionnel. S’attachant pour la première fois à faire respecter la séparation des pouvoirs tout cherchant à promouvoir un État de droit (création d’une cour constitutionnelle notamment) et à consacrer les droits sociaux, la Constitution de 1961 est généralement considérée comme la constitution la plus démocratique que la Turquie ait jamais connue. Toutefois, dans les années 60 et 70, la situation du pays allait rapidement se dégrader et montrer que cette Constitution n’était pas véritablement à la hauteur de ses ambitions.
À l’issue du coup d’État de 1980, une nouvelle Constitution devait être élaborée sous le contrôle étroit des militaires. Ce texte fut massivement approuvé en 1982 par un référendum qui conjointement intronisait le Général Kenan Evren à la Présidence de la République pour 7 ans. Réduisant profondément les droits fondamentaux, la nouvelle Constitution maintenait le système parlementaire moniste pour lequel la Turquie a toujours affiché sa préférence depuis qu’elle s’est ouverte à la démocratie tout en installant véritablement l’Armée et son émanation, le Conseil National de Sécurité, dans le système politique turc. Fortement critiquée par les instances européennes ainsi que par de nombreuses organisations humanitaires, elle allait faire l’objet de révisions très importantes liées d’abord à la signature de l’Accord d’Union douanière, ensuite à la perspective d’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Union européenne. Depuis la très importante révision d’octobre 2001 qui a affecté plus du tiers des 177 articles de la Constitution, un débat s’est engagé, notamment entre les constitutionnalistes turcs, sur l’opportunité d’élaborer une nouvelle constitution plus en phase avec les réalités du moment plutôt que de conserver un texte entaché à jamais par ses origines et trop fortement dénaturé par les modifications qu’il a subies au cours de ces dernières années. Mais pour l’instant ce débat n’a pas débouché sur des propositions concrètes.
Jean Marcou Novembre 2006
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