La Turquie est l’un des très rares États dans le monde à se déclarer État laïque dans sa constitution. Même si certains signes précurseurs de cette situation peuvent être relevés dès l’époque ottomane, la laïcité turque est indiscutablement le legs le plus symbolique de la période kémaliste. Pour autant, elle ne s’affirma que progressivement. Ainsi, le Califat survécut d’abord au sultanat en 1922 et même à la proclamation de la République en 1923, pour n’être aboli qu’en mars 1924. La même année, la Constitution kémaliste fit de l’islam une religion d’État et il fallut attendre 1928 pour que cette disposition soit abrogée. Soutenue par une série de mesures de modernisation volontariste (lois sur l’unification de l’enseignement en 1924, sur le port du chapeau et sur la fermeture des confréries en 1925, sur le mariage civil en 1926, sur les chiffres internationaux et sur l’alphabet turc en 1928, sur l’interdiction de certains habits en 1934), cette laïcité militante se mua alors progressivement en laïcisme intransigeant. C’est d’ailleurs ce dernier principe qui est inscrit dans la Constitution par un amendement en 1937 en même temps que les cinq autres principes du kémalisme (républicanisme, progressisme, populisme, étatisme et nationalisme). Mais, dès cette époque, en dépit de l’aspect très strict qu’il peut prendre et qui n’est pas sans rappeler l’anticléricalisme français radical de la IIIe République, ce laïcisme turc s’apparente à bien des égards plus à une mise sous contrôle public de la religion proche du système français concordataire du XIXe siècle qu’à une séparation de l’Église et de l’État à proprement parler. Fonctionnarisant les imans et contrôlant étroitement leur formation et leurs prêches, grâce à une Direction des affaires religieuses (Diyanet), la République met ainsi en place un véritable islam d’État.
Depuis la fin du système du parti unique, en 1946, la question laïque a beaucoup évolué. Cette mutation a certes été provoquée par l’arrivée au pouvoir de formations politiques se démarquant de l’establishment laïque. Ainsi, dans les années 50, les démocrates soutenus par un électorat rural et conservateur rétabliront l’appel à la prière en arabe et l’éducation religieuse dans les écoles publiques tandis que, dans les années 80, Turgut Özal, premier ministre puis président de la République ne fera pas mystère de sa pratique religieuse assidue et de son appartenance à une confrérie sunnite. Mais, de façon plus surprenante, l’assouplissement de la laïcité viendra aussi, après le coup d’État de 1980, de l’Armée elle-même qui, soucieuse de contrer l’influence du marxisme chez les jeunes, intensifiera, sous l’influence des idéologues de la synthèse turco-islamiste, l’instruction religieuse dans le système primaire et secondaire. Quinze ans plus tard, après l’avènement du gouvernement Erbakan, la même Armée, inquiète de l’importance prise par les lycées religieux (imam atip), contraindra ce gouvernement à des réformes draconienne le plan éducatif.
En tout état cause, le principe de laïcité aura permis à la Cour constitutionnelle depuis sa création en 1961 de dissoudre de nombreuses formations islamistes, en particulier le Refah Partisi (en 1998) et le Fazilet Partisi (en 2001). Saisie par les dirigeants du Refah dissous, la Cour Européenne des droits de l’homme a estimé toutefois, en 2001, que la décision de la Cour constitutionnelle turque ne violait pas l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme (libertés d’association et de réunion) et que les sanctions infligées à ce parti répondait à « un besoin social impérieux » pour la protection de la société démocratique. Par ailleurs, depuis la mutation récente qu’elles ont connue, les formations de la mouvance islamiste et post-islamiste turque, en particulier l’AK Parti, plaident plus pour un assouplissement de laïcité turque proche de la conception française contemporaine que pour sa suppression pure et simple.
Jean Marcou Novembre 2006
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