L’Empire ottoman est resté célèbre pour la densité et la sophistication de son administration. Il n’est donc pas étonnant que cette tradition administrative ait laissé des traces encore visibles de nos jours. Ainsi, la formation des hauts fonctionnaires turcs (diplomates, administrateurs de Finances, préfets notamment) relève-t-elle toujours de la prestigieuse Ecole d’administration des Mülkiye devenue Faculté des Sciences politiques d’Ankara tandis que les meilleures universités et les collèges en langues étrangères (Lycée de Galatasaray, Robert’s College…) pourvoient à la reproduction d’une élite de hauts fonctionnaires qui, avec l’Armée et ses académies, forment en fait ce que l’on a pris l’habitude d’appeler en Turquie « l’Etat profond » (Derin Devlet). Cette puissance étatique se traduit surtout aujourd’hui par l’existence d’une administration structurée et efficace qui n’a pas son égal dans les pays voisins, en particulier dans les pays musulmans du Moyen-Orient. Couvrant la plupart des domaines traditionnels d’action publique (armée, police, éducation, impôts, finances, postes, douanes, équipement routier, administration territoriale, aménagement du territoire…), cette administration, protégée par l’existence d’un droit administratif d’inspiration française, assume aussi de nombreux services qui peuvent être même parfois industriels et commerciaux (santé publique, services sociaux, hôpitaux, transports urbains, maritimes ou ferroviaires…). Au niveau territorial, la République turque dispose d’une organisation solide héritée elle aussi de la période ottomane et reproduisant assez fidèlement le système territorial français antérieur aux lois de décentralisation de 1982. Cette administration territoriale repose encore aujourd’hui sur l’omniprésence de représentants de l’Etat (préfets, sous-préfets) qui dirigent des instances déconcentrées importantes et contrôlent les institutions locales élues (conseils généraux, maires, conseils municipaux). Ce système est néanmoins confronté, depuis les deux dernières décennies, à la montée en force d’un véritable pouvoir local favorisé par la tenue régulière d’élections municipales qui ont été le théâtre des premiers succès du mouvement islamiste turc dans les années 90.
Mais ce n’est pas le seul défi que l’administration turque connaît à l’heure actuelle. En effet, si, à l’époque de Mustafa Kemal et jusqu’à une époque récente, la Turquie s’était caractérisée par un goût marqué pour l’interventionnisme conduisant à la création d’importants monopoles (tabacs, alcools…) et à une méfiance envers les investissements étrangers, elle s’est convertie au libéralisme économique depuis les années 80 pendant la période Özal et connaît un fort mouvement de déréglementation. Parallèlement à la privatisation d’un certain nombre d’entreprises nationales (en particulier la compagnie aérienne) et de services publics, ce pays s’est ainsi ouvert à la concurrence internationale et a vécu un phénomène accéléré de désétatisation illustré notamment par la multiplication des chaînes de télévision et de radio commerciales ou le développement important des universités privées. L’image de l’État a en outre été ternie par l’accident de Suzsurluk en 1996 et par les dysfonctionnements survenus dans l’acheminement des secours lors du tremblement de terre d’Izmit en 1999. Dès lors, il n’est pas étonnant que la carrière administrative ou militaire qui fut pendant des décennies l’aboutissement normal de la formation des élites turques ait perdu quelque peu de son attrait et que les nouvelles générations de diplômés universitaires soient désormais plus attirés par le secteur privé.
par Jean Marcou Novembre 2006
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