Dogu Perinçek
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Un entrepreneur politique autonome, entre ultra-gauche et ultranationalisme : les trajectoires de Dogu Perinçek, président-fondateur du Parti des travailleurs (Isçi Partisi) turc

 

Laurent Godmer

Maître de conférences en science politique

Université de Marne-la-Vallée-Paris-Est

 

Benjamin Gourisse

Doctorant et allocataire-moniteur en science politique

Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, CRPS

 

 

 

Appréhender la trajectoire sociale et politique de Dogu Perinçek nécessite d’analyser ses stratégies au regard à la fois de ses propres ressources sociales, économiques et culturelles, et de l’état et des évolutions du champ social dans lequel il évolue. Les différents espaces-temps au sein lesquels il est intervenu furent autant de structures d’opportunité successives lui permettant, difficilement, de convertir ses ressources multiples en capitaux proprement politiques. Sans céder à l’ « illusion biographique » (Bourdieu), il est possible de considérer que Dogu Perinçek a mené une action d’entrepreneur partisan auto-centré, de sorte qu’il s’est constitué, par la répétition reformulée de ces tentatives, une « niche » originale dans le champ politique turc et en particulier le sous-champ politique de l’extrême gauche.

 

Une socialisation primaire et secondaire à la fois politisée et centrale

 

Dogu Perinçek est le « président général » et fondateur de l’Isçi Partisi (IP, Parti des travailleurs) turc. Fils de Sadik et Lebibe Perinçek, il naquit à Gaziantep (sud-est de la Turquie) le 17 juin 1942. Son grand-père, Cemal Perinçek était fonctionnaire des PTT dans la région d’Erzincan (au nord-est de la Turquie), son arrière-grand-père tailleur de pierres. En raison de la profession de son père, procureur de la république (et officier de réserve), Dogu Perinçek passa les premières années de sa vie entre Gaziantep, Antakya et Diyarbakir. Il avait cinq ans lorsque sa famille s’installa à Ankara, la capitale, où il fit ses études. Son père fut membre du comité général de direction du DP (Demokrat Parti – Parti Démocrate, droite conservatrice alors au pouvoir), et entre 1954 et 1957, il fut député d’Ankara, ce qui lui valut d’être emprisonné après le coup d’État militaire du 27 mai 1960. Dogu Perinçek fréquenta l’école primaire Sarar, le lycée Bahçelievler Deneme, puis la faculté de droit de l’université d’Ankara dont il sortit diplômé en 1964 et où il devint assistant en droit public. Pendant ses études supérieures, il effectue en Allemagne un séjour de dix mois. Au regard du profil social des hommes politiques de l’époque, son cursus universitaire lui confère une certaine légitimité, cette formation à l’étranger étant une forme de capital spécifique valorisé. Il s’intéresse aux débats publics et contribue à diverses revues dès la fin des années 1960.

 

Il cumule donc dès le départ trois types de capital : un capital culturel objectivé par sa position d’universitaire central « en devenir », son réseau « turco-allemand » et la valeur sociale et politique que représente cette formation, et enfin, accumulées dès l’enfance, des ressources politiques évidentes de par la situation et le capital social de son père. L’intensification des enjeux politiques dans la période de la fin du gouvernement Menderes et dans la décennie 1960 ont certainement contribué à acérer son intérêt pour la politique, un tel contexte le prédisposant à une approche à la fois relativement « intellectualisée » du jeu politique et d’autre part à envisager de manière « professionnalisée » (et non uniquement notabiliaire ou scientifique) l’activité politique. Enfin, la famille Perinçek dispose de capitaux économiques et sociaux relativement importants grâce aux activités politiques et professionnelles du père, qui lui confèrent des revenus convenables et des réseaux dont l’activation peut s’avérer politiquement rémunératrice. Tout se passe comme si ces ressources socio-familiales étaient des conditions de possibilité de la conversion pratique des trois autres types de capitaux.

 

La déviance originelle d’un agent aux propriétés « centrales » dans une périphérie politique 

 

Pendant l’année 1967, Dogu Perinçek devient éditorialiste à Dönüsüm (« Transformation »), revue de jeunesse socialisante créée par le TIP, le nouveau Parti des travailleurs de Turquie (Türkiye Isci Partisi), qui fut également à l’origine de la constitution de la FKF (Fikir Kulüpleri Federasyonu, la Fédération des clubs d’opinion). Sa connaissance de la langue allemande lui permet de participer à la fondation des Foyers socialistes turcs en Allemagne (Türk Toplumcular Ocagi). Il entre en outre au « conseil scientifique » du TIP. Un an plus tard, il obtint un doctorat de droit et publie sa thèse aux presses de la faculté de droit de l’université d’Ankara, Le règlement intérieur et le régime de l’interdiction des partis politiques en Turquie.

 

C’est pendant cette même année 1968 qu’il acquiert une notoriété publique en devenant en mars président de la FKF. Son élection à ce poste provoqua une série de tensions et de confrontations dans la fédération. En effet, soutenu par le président du TIP lors de son élection, il incarnait au début de sa présidence la mouvance « légitimiste », opposée aux « gauchistes », Deniz Geçmis, Mahir Çayan et Yusuf Küpeli (alors leaders à la FKF de la mouvance MDD – Milli Demokratik Devrim, « Révolution démocratique nationale » – en concurrence avec le TIP dans le sous-champ de l’ « ultra-gauche »), avant de se convertir aux idées du courant « MDDiste », ce qui lui fit perdre toute fonction au sein de la Fédération et du parti.

 

La construction d’une première « entreprise idéo-politique » clandestine 

 

Cette première « déviance », pour un acteur sur-doté en différents capitaux le conduit à affirmer la dimension « intellectuelle » de son parcours. Tout se passe comme si dès ces dernières années de la décennie 1960, sa stratégie d’ascension dans ce qui apparaît nettement comme un sous-champ autonomisé se fondait sur l’accumulation (localisée) de ressources cultuelles et la monopolisation de biens symboliques particuliers, éventuellement « sécants », suivant en cela une logique « gramscienne » de genèse et de contrôle des idées « hégémoniques » qui pourraient s’imposer dans les arènes appropriées. Ne pouvant plus exercer de responsabilités au sein du TIP ou des organisations qui en dépendent directement, Dogu Perinçek devint collaborateur « permanent » à l’Aydinlik Sosyalist Dergi (Aydinlik, « Revue socialiste », ASD), revue fondée le 1er octobre 1968 et animée par le courant MDD. Mais très rapidement, il tente un « coup » stratégique et s’autonomise d’ASD en lançant Proleter Devrimci Aydinlik (Aydinlik, « Le prolétaire révolutionnaire », PDA) en 1970, revue à laquelle contribuèrent notamment Sahin Alpay et Halil Berktay. Les rédacteurs du PDA rédigèrent le programme du TIIKP (Türkiye Ihtilalci Isçi Köylü Partisi, Parti révolutionnaire travailleur paysan de Turquie), premier parti politique dirigé par Dogu Perinçek, dont l’idéologie repose sur une phraséologie maoïste alors mobilisatrice teintée de kémalisme. Ce parti politique, illégal, fut fondé au début de l’année 1971.

 

La connexion entre une dynamique de radicalisation et l’enracinement dans un continuum « nationaliste » se trouve à la base de la consolidation de l’entreprise politique de Dogu Perinçek. En tant qu’entrepreneur politique, il use de ces ressources « intellectuelles » et de leur traduction matérielle dans une nébuleuse axée autour de nombreuses publications et de controverses doctrinaires afin de cimenter un sous-espace politique. Même dans le contexte de banalisation de la fidélité à des formes classiques de patriotisme en Turquie (notamment au MDD fort « gauchiste » par ailleurs dans l’habitus groupal qu’il durcit), un tel positionnement peut apparaître contradictoire et/ou tactique. Les fondateurs du TIIKP étaient d’anciens membres de la FKF (devenue Dev-GençDevrimci Gençlik, « Jeunesse Révolutionnaire ») proches de Kivilcimli et de Mihri Belli, ayant mené une scission au sein du MDD, et qui voient leurs possibilités de carrière à l’intérieur des principales organisations installées de l’ultra-gauche réduites à néant après ce choix tactique. Ils sont à la fois exclus du TIP – et des partis successeurs de ce dernier –  à cause du retournement de Dogu Perinçek lors de sa présidence de la FKF et de la mouvance MDD, de laquelle les groupes politiques les plus attractifs de la décennie 1970 sont issus. Si le groupe manifeste alors un penchant pour la lutte armée, il n’est jamais passé aux actes. Le coup d’État du 12 mars 1971 est synonyme de répression pour la gauche turque dans son ensemble. Dogu Perinçek subit également les conséquences de son activité politique et éditoriale. Il fut jugé lors du procès intenté contre le TIIKP et condamné à une peine de douze années de prison ferme.

 

 

La genèse d’une micro-entreprise politique légale autonomisée mais ostracisée

 

Profitant de l’amnistie générale décidée par le gouvernement Ecevit, Dogu Perinçek fut libéré en 1974. Il reprend alors la diffusion d’Aydinlik, commence à publier des livres sur les questions politiques grâce aux éditions d’Aydinlik et lance la revue Halkin Sesi (« La Voix du Peuple »). Cette revue est créée en 1975 pour soutenir le TIIKP, de nouveau en activité (illégale) après la libération de ses membres. Sa parution fut arrêtée  en 1978 pour permettre la diffusion quotidienne de Aydinlik, nouvel organe du deuxième parti politique (mais le premier légal) fondé par Dogu Perinçek le 29 janvier 1978, le TIKP (Türkiye Isçi Köylü Partisi, Parti travailleur paysan de Turquie). Sa principale particularité est d’adopter une posture anti-américaine tout en dénonçant l’impérialisme « social » de l’URSS. Cette prise de position ainsi que la stigmatisation constante comme « traître » aux deux courants historiques de l’ultra-gauche turque (TIP et MDD) du président du parti, Dogu Perinçek, lui valent une certaine antipathie des groupes d’ultra-gauche.

 

De surcroît, sa micro-entreprise de gauche radicale et nationaliste s’est fortement désolidarisée de la radicalisation de maints groupes, tout en étant en partie instrumentalisée indirectement par certains pans du système répressif. En effet, l’exclusion symbolique de son sous-champ subi par Dogu Perinçek est également due à son attitude vis-à-vis des « gauchistes » ayant opté pour la lutte armée. Aydinlik publiait dans ses colonnes les noms et adresses de ceux-ci en légitimant son attitude par un rejet inconditionnel de l’anarchie. En conséquence, durant la guerre civile larvée de la fin des années 1970, la revue Aydinlik fut unanimement accusée d’être l’organe de la « fausse » gauche et le parti fut ostracisé au sein du sous-champ de la gauche radicale turque jusqu’à sa « fermeture » par les autorités (à l’instar des autres partis politiques) après le coup d’État militaire du 12 septembre 1980. La posture originale, nationaliste et autoritaire de Dogu Perinçek ne lui épargna cependant pas l’emprisonnement. Il retourna en prison après le procès du TIKP et ne fut libéré qu’après quatre années de détention.

L’ « installation » du Parti des travailleurs dans le champ politique

 

Ce n’est qu’en 1987 que Dogu Perinçek reprit ses activités publiques, année pendant laquelle il participe aux activités de la revue 2000’e Dogru (« Vers l’an 2000 ») et relança la diffusion d’Aydinlik en tant que rédacteur en chef. À la même période, interdit d’activités politiques, il créa dans l’ombre le Parti socialiste (Sosyalist Parti, SP) (qu’il confia à ses plus anciens compagnons), prédécesseur direct de l’Isçi Partisi dont il est depuis 1992 le président général. Farouche opposant des différents gouvernements qui ont dirigé le pays depuis 1992, l’IP reste pro-étatiste et ne remet jamais en question la place et les intérêts des forces armées turques (TSK) dans le système politique turc. Il s’inscrit dans la nébuleuse des groupes souverainistes et nationalistes qui bénéficient d’une audience croissante depuis que le processus de négociations d’adhésion avec l’Union européenne est en cours et depuis que le gouvernement national est contrôlé par l’AKP. Néanmoins, il revendique toujours une identité de « parti de gauche », voire d’ultra-gauche, un label que les professionnels du champ politique turc dans son ensemble lui refusent toujours.

 

Par la suite, Dogu Perinçek est retourné deux fois en prison : une première fois le 10 avril 1990 pour une durée de trois mois, et une seconde fois en 1998 pendant deux mois et vingt jours pour « propagande contre l’intégrité de l’État » lors d’un discours qu’il avait tenu en 1991 en qualité de chef du SP. En 1999, la CEDH a établi que cette condamnation était contraire aux articles 6 et 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme et de sauvegarde des libertés fondamentales, les juges de Strasbourg estimant, dans l’arrêt Perinçek c. Turquie que le discours de Dogu Perinçek défendait « dans le respect des règles démocratiques » la mise en place en Turquie d’un système fédéral donnant une certaine égalité aux Kurdes. Malgré ce recours au plan européen, Dogu Perinçek est perçu comme un des hommes politiques turcs les plus eurosceptiques, davantage orienté vers un nationalisme radical. En effet, progressivement, Dogu Perinçek a adopté un registre de plus en plus nationaliste, dénonçant le « pillage » du pays par les « impérialismes » et pointant du doigt les dangers que tel ennemi intérieur ou extérieur ferait peser sur l’unité du pays. De la sorte, il a su faire évoluer l’offre idéologique de ses groupes politiques en fonction de l’état du marché national des biens politiques (en « recodant » en permanence les « biens symboliques » du sous-champ en fonction des mutations du champ) et a stratégiquement évolué selon les mutations du champ politique turc et de la perception qu’il a pu avoir de ce qu’il est légitime ou non d’affirmer publiquement dans les contextes changeants de la vie politique turque depuis 1968.

 

 

Un entrepreneur ultra-nationaliste toujours facteur de perturbation dans le champ politique

 

Dans le sous-champ politique de la gauche radicale, par lequel Dogu Perinçek est « entré en politique », diverses stratégies étaient possibles. Dogu Perinçek a tenté des coups, misé sur des alliances qui lui ont permis d’acquérir davantage de capital politique et militant (notamment grâce à son passage à la tête de la FKF). De par ses activités politiques et éditoriales, ainsi que par ses choix politiques (il n’a jamais tenté de porter atteinte à l’unité de la nation, se définit comme un kémaliste pro-militariste, et s’il critique les gouvernements au pouvoir, il ne remet jamais en question l’État) il a pu constituer des réseaux sociaux dans des secteurs particuliers de la société et de l’État turc (qui lui fournissent régulièrement des « révélations » et des informations confidentielles pour ses publications) ; son savoir-faire et sa présence de longue date dans le champ politique lui confèrent aujourd’hui encore une légitimité politique qui lui donne la possibilité de diriger un parti capable de présenter des candidats à chaque élection turque, locale comme nationale. L’IP a participé depuis systématiquement aux élections législatives (1995, 1999, 2002, 2007), et aux élections locales (de manière plus marginale, dans quelques grands centres urbains essentiellement, étant donné le faible nombre de ses militants actifs) de 1994, 1999 et 2004, mais sa force n’est pas proprement « électorale » au vu de la faiblesse de ses résultats (par exemple 0,51 % des suffrages exprimés lors des élections législatives du 3 novembre 2002).

 

C’est sa place comme entrepreneur politique, bien au-delà de sa présence électorale qui confère une dimension spécifique à Dogu Perinçek, comme l’ont attestée les réactions suscitées par ses démêlés avec la justice suisse. Après avoir déclaré notamment lors d’une manifestation à Lausanne en 2005 que le génocide arménien était un « mensonge impérialiste », Dogu Perinçek fut interpellé à plusieurs reprises en Suisse, dans différents cantons, et même brièvement détenu. L’ambassadeur de Suisse à Ankara fut ensuite convoqué par le ministre des affaires étrangères pour recevoir les protestations officielles de l’État turc. Le procès devant le tribunal de police de Lausanne qui s’ensuivit, les 7, 8 et 9 mars 2007, a traduit cette situation ambiguë de Dogu Perinçek, à la fois marginal dans le champ politique et quasi-paria dans son sous-champ, mais également entrepreneur de référence à l’intersection de différents sous-champs politiques et para-politiques. Ce dernier réussit en effet à fortement médiatiser son procès, lors duquel il exhiba maintes archives ottomanes, soviétiques et autres censées démontrer le caractère non-génocidaire des massacres des Arméniens d’Anatolie en 1915-1916, devant de nombreux supporteurs venus par charter la veille du procès lui apporter leur soutien indéfectible : plus de 160 personnes, militants, universitaires, officiers en retraite, hommes politiques, journalistes amis étaient présents, dont le premier président, souvent héroïsé par les médias turcs, de la République turque de Chypre-nord, Rauf Denktas. Le 9 mars 2007, malgré diverses pressions, Dogu Perinçek fut condamné à une forte amende. Cette nouvelle marginalisation, qui fait suite à ses quatre périodes d’incarcération en Turquie, ne fait néanmoins que renforcer sa stratégie interne de surenchère nationaliste et d’agitation qui sont la marque de sa « petite entreprise » politique fondée sur une professionnalisation polymorphe et une intellectualisation des répertoires d’action extrémistes locaux.

 

Si, pas plus pour le scrutin du 4 novembre 2007 que pour celui du 3 novembre 2002, l’IP de Dogu Perinçek ne représente une force politique pouvant participer à la redistribution des positions politiques électives, il n’en reste pas moins que son capital médiatique et sa place non négligeable dans son sous-champ et en tant qu’entreprise politique en perpétuelle recherche de marginalité « sécante » donne à son leader une place à part non négligeable dans le champ politique turc.

Laurent Godmer
Benjamin Gourisse
Mars 2007


© 2007 L. Schirmeyer