Dans un pays où le raki est boisson nationale, et où bière et vin sont de consommation ordinaire, on comprend que l’offensive menée depuis 2003 contre la consommation d’alcool par la frange conservatrice du parti AKP au pouvoir puisse susciter une polémique nationale. Certains maires AKP entendent profiter de leurs nouveaux pouvoirs de réglementation en la matière (qui dépendaient auparavant des préfectures) pour interdire la consommation d’alcool, sauf dans des espaces très localisés. La prohibition a d’abord été appliquée aux parcs et établissements municipaux (notamment à Ankara). Au nom de "la défense des valeurs familiales », les municipalités les plus radicales interdisent toute vente d'alcool après 23 heures, et envisagent d’étendre l’interdiction à l’ensemble du territoire municipal en ne renouvelant pas les licences de débit (comme à Üsküdar, sur la rive asiatique d’Istanbul, par exemple), sauf dérogations accordées à quelques enclaves, si possible loin des centres villes, pour « protéger les jeunes des effets néfastes de l’alcool. » Cette offensive, (qui toucherait, en 2005, 61 chefs-lieux de province sur 81) est perçue par une partie de l’opinion publique comme une atteinte à la laïcité de la République, significative de la volonté dissimulée de l’AKP d’instaurer la charia dans la société. L'opposition, la presse libérale et les milieux laïques dénoncent cette intrusion de la morale religieuse dans la vie publique, à l'encontre des libertés individuelles, du processus d'intégration européenne, et de l’industrie du tourisme. Le premier ministre Erdogan, qui trinque au jus de fruit , lors des repas officiels, défend le « régime sec » dans les établissements municipaux, mais nie toute volonté d'interdire l'alcool au-delà des exigences de santé publique. En réalité, l’AKP essaie par cette politique de prohibition de donner satisfaction à la majorité conservatrice de son électorat, frustrée de mesures identitaires significatives (sur le port du foulard, ou sur l’adultère, par exemple). Pour autant, les statistiques officielles témoignent de la persistance d’une consommation soutenue de raki par la population, malgré les taxes élevées qui grèvent le prix des spiritueux. Lundi 2 avril 2007, le Conseil d’Etat (« Danistay »), la plus haute juridiction administrative turque a annulé un décret réglementant la vente d'alcool : le décret du ministère de l'Intérieur qui permettait aux municipalités de créer des « zones rouges » pour les restaurants et bars a été déclaré « non-conforme aux lois en vigueur » et pourrait "isoler" ces établissements en dehors de la vie urbaine. Le Conseil d’État a pris cette décision à la suite d'un recours déposé par le barreau d'Ankara, qui avait estimé que le décret était contraire à l'intérêt public, et ne pouvait donc apporter de nouvelles restrictions à la délivrance des autorisations pour la vente et la consommation de boissons alcoolisées.
Jean-Paul Burdy Avril 2007
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