De Ratisbonne à Istanbul, itinéraire complexe d'un Pape théologien et diplomate
Après le tollé provoqué par l'affaire de Ratisbonne, le déplacement de Benoît XVI en Turquie apparaissait comme un parcours semé d'embûches. On comprend donc que le bon déroulement du séjour du Souverain pontife ait été ressenti par la plupart des observateurs comme une divine surprise compensant en partie les effets dévastateurs de la leçon du 12 septembre. Pour autant, au moment même où l'heure est à un bilan plus large de la portée de l'événement, l'optimisme qui a succédé au pessimisme le plus marqué dans les analyses des commentateurs ne rend que partiellement compte des effets réels de la visite papale. S'il est évident que ce voyage s'est mieux passé que prévu, il est moins sûr que tous les malentendus aient véritablement disparu et que les événements les plus médiatiques reflètent les véritables enjeux de ce voyage.
De Ratisbonne à Ankara
La condamnation de la « guerre sainte » par Benoît XVI lors d’une intervention en septembre dernier à l’Université de Ratisbonne où il enseigna de 1969 à 1977, avait provoqué une tempête de protestations dans le monde musulman et mis la Turquie sous les feux de l’actualité. En effet, au cœur de son propos, le Pape avait fait allusion à la rencontre en 1391 de Manuel II Paléologue et d’un érudit persan pour mettre en exergue une condamnation sans appel de l’islam par l’Empereur byzantin : "Montrez-moi ce que Mahomet a apporté de nouveau. Vous ne trouverez que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l'épée la foi qu'il prêchait". À deux mois d’un voyage prévu en Turquie, une telle citation pouvait faire figure de provocation. C’est bien ce qui frappa tout d’abord les spécialistes du Vatican. Alors que Jean-Paul II s’était attaché à ouvrir un dialogue avec l’islam, Benoît XVI, lui, n’hésitait pas à faire entendre sa différence chrétienne et à oser la confrontation intellectuelle. Pour beaucoup de ces commentateurs, le discours de Ratisbonne était donc un tournant reflétant les orientations particulières de ce nouveau Pape.
Se sentant concernés au premier chef par la controverse de Ratisbonne, les Turcs furent parmi les premiers à réagir et le firent en des termes particulièrement durs. Mais, parti d’un terrain religieux, le débat devint vite beaucoup plus politique, comme cela était prévisible. Trois remarques essentielles méritent d’être faites à cet égard.
En premier lieu, on doit observer la difficulté qu’a rencontrée le gouvernement Erdogan pour gérer la situation. Pris entre les propos passionnels de certains des membres de son parti, comme le porte-parole du groupe AKP au Parlement, Salih Kapusuz, et la nécessité d’assumer ses obligations de chef de gouvernement, le Premier ministre est apparu sur la défensive. Alors même que la presse l’accusait de vouloir éviter à tout prix pour des raisons électorales une rencontre avec Benoît XVI, son idée de prendre comme prétexte la réunion de l’OTAN à Riga pour ne pas accueillir le Pape tout en rappelant que cet accueil incombait officiellement au Président de la République, s’est finalement avérée intenable. Dès lors, Recep Tayyip Erdogan a dû accueillir Benoît XVI et, tant qu’à le faire, il est même sorti des règles du protocole pour aller l’attendre à la descente de son avion. Mais il était un peu tard pour que le Premier ministre puisse véritablement tirer bénéfice de ce geste et revenir pleinement dans l’événement. À cet égard, l’attitude d’Abdullah Gül qui s’est employé à apaiser les tensions et à éviter une annulation de la visite papale est apparue, au sein de ce gouvernement, beaucoup plus mesurée et a sans doute fortement contribué au réchauffement des relations entre la Turquie et le Vatican dans les jours qui ont précédé l’arrivée du Pape à Ankara.
En second lieu, on est frappé par la relative passivité de la classe politique turque. Passée la première stupeur, la plupart des grandes formations politiques ont en fait largement ignoré la controverse de Ratisbonne et la préparation de la visite de Benoît XVI. Si on comprend la gêne qui a pu être celle de l’AKP en tant que parti de gouvernement, en revanche la réserve du MHP, parti nationaliste actuellement dans l’opposition, qui a fait savoir haut et fort qu’il souhaitait oublier « les absurdités » (saçmaliklar) du Pape, est plus étonnante. En réalité, ce sont surtout des formations extrémistes et marginales qui ont concrètement réagi en tentant de tirer bénéfice du champ laissé libre par les grands partis. Ainsi, a-t-on pu observer l’activisme de formations islamistes (comme le Saadet Partisi), islamo-nationalistes (comme le Büyük Birlik Partisi-BBP et les Alperen Ocaklari) ou d’extrême gauche (comme le Isçi Partisi - IP). Ces formations ont indiscutablement joué la carte de la surenchère en tentant de faire monter la tension dans les jours qui ont précédé l’arrivée du Pape. Mais seules deux actions sont véritablement parvenues à faire parler d’elles. Il s’agit, d’une part, de l’invasion de Sainte-Sophie, le 22 novembre, par une centaine de manifestants qui y ont fait une prière d’action de grâce (sükür namazi) et, d’autre part, du meeting de Çaglayan, le 26 novembre, qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes dans un quartier de la partie occidentale d’Istanbul. La première action rejoint en fait un vieux conflit de politique intérieure entre islamistes et laïques qui voit les premiers revendiquer la restitution au culte musulman de l’ancienne basilique byzantine transformée en musée depuis 1935 par les seconds. La visite programmée de Benoît XVI à Sainte-Sophie et le souvenir de Paul VI y priant lors de sa venue à Istanbul en 1967 fournissaient aux islamo-nationalistes l’occasion de donner à cette revendication une dimension « choc des civilisations » inespérée. Mais, même si cette opération est parvenue à surprendre un moment les forces de l’ordre, le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a pas mobilisé les foules. Quant au « miting » islamiste de Çaglayan, son mot d’ordre radical, « Le pape n’est pas le bienvenu ! », pouvait certes faire craindre le pire mais force est de constater que ses organisateurs, qui avaient annoncé la venue d’un million de personnes, n’en ont rassemblé que 20 000. Cet échec confirme en fait la difficulté que rencontrent les formations islamistes turques à mobiliser sur des thématiques exclusivement idéologiques ou religieuses. Mais paradoxalement, la dimension religieuse marquée de ces protestations n’a pas dissuadé certaines formations d’extrême-gauche de s’engager elles-aussi dans ce combat. Ainsi le leader du Parti des travailleurs (Isçi Partisi), Dogu Perinçek, s’est « distingué » en tenant sur la visite du Pape des propos proches de ceux des islamistes les plus radicaux.
En dernier lieu, il est important d’observer que le grand bénéficiaire des polémiques et des événements nés de la controverse de Ratisbonne a été en Turquie la direction des affaires religieuses (Diyanet) et son Président Ali Bardakoglu. Cette institution créée lors de la suppression du Califat en 1924 est en réalité une instance administrative qui permet à l’Etat de contrôler étroitement l’organisation et le fonctionnement de la religion majoritaire en Turquie, le sunnisme hanéfite. Beaucoup de Turcs critiquent l’existence de cette bureaucratie religieuse qu’ils jugent contraire au principe de laïcité puisqu’amenant l’Etat a sortir de sa neutralité au seul bénéfice de la religion majoritaire. Et, pour leur part, beaucoup de musulmans pratiquants voient dans le Diyanet le symbole d’un islam d’Etat formel désormais largement concurrencé sur le terrain par la vitalité d’une pratique plus réelle de l’islam s’articulant notamment autour des confréries. La controverse de Ratisbonne a permis de façon inespérée à Ali Bardakoglu, qui a tout de suite réagi et de façon très vive aux propos du Pape, de se mettre à tenir un discours plus spirituel qu’administratif et d’apparaître face au Pape plus comme un dignitaire religieux que comme le haut fonctionnaire qu’il est habituellement. « Surfant » ainsi sur la forte médiatisation des événements, il a réussi en quelques semaines à devenir le porte-parole de l’islam turc.
D'Ankara à Istanbul
« Accueil glacial », « terrain miné », « péril turc » la dramatisation était de rigueur sur les médias pour annoncer la venue du Pape en Turquie le 28 novembre dernier. Mais, si celui-ci avait probablement mal mesuré la portée de ses propos à Ratisbonne, dès son arrivée à Ankara, rentrant sa croix pectorale dans sa soutane pour bien marquer qu'il arrivait en chef d'État (un geste très remarqué et très apprécié par les Turcs), il a montré que rien n'avait été laissé au hasard dans l'organisation de ce déplacement à haut risque.
La visite de Benoît XVI aura été dominée, en effet, par le souci de la parole et du signe. C'est d'ailleurs sur ce terrain-là pour l'essentiel qu'il est parvenu à retourner les médias turcs en sa faveur. En permanence, le Pape a opportunément trouvé le mot et le geste adéquats pour gagner la sympathie d'interlocuteurs méfiants voire franchement hostiles. Cette stratégie a, semble-t-il, commencé à être mise en oeuvre, à Rome, dès l'homélie du dimanche ayant précédé son départ, au cours de laquelle Benoît XVI a adressé « un salut cordial au cher Peuple turc, riche d'histoire et de culture ». Cet assaut de cordialité a sans doute atteint son apogée lorsque le Pape au cours de son voyage a volontiers agité le drapeau turc. Mais le Souverain pontife est allé plus loin dans la subtilité notamment lorsqu'il a, dès son arrivée, assuré le Premier ministre turc, dont les relations avec l'Europe sont à l'heure actuelle le principal souci, qu'il « encourageait » la demande d'adhésion de la Turquie à l'UE soulignant le rôle de « pont » entre l'Orient et l'Occident que pouvait jouer ce pays et revenant sur les positions hostiles à une telle adhésion qu'il avait précédemment formulées. Subtilité encore mais plus théologique cette fois, lorsqu'un peu plus tard, le Pape, achevant son discours devant Ali Bardakoglu, le Président des Affaires religieuses (et l'un de ceux qui l'avaient sans doute le plus durement attaqué), a voulu clore définitivement la polémique provoquée par sa citation malheureuse de Manuel II Paléogue en faisant cette fois référence aux « paroles adressées par le Pape Grégoire VII en 1076 à un Prince musulman de l'Afrique du Nord, qui avait agi avec une grande bienveillance à l'égard des chrétiens placés sous sa juridiction ». Et de souligner que Grégoire VII avait évoqué « la charité particulière que chrétiens et musulmans se doivent mutuellement » parce qu'ils croient « en un seul Dieu, quoique d'une manière différente » et parce qu'ils le louent et le vénèrent « chaque jour comme créateur des siècles et gouverneur de ce monde». Mais le plus spectaculaire était encore à venir et vint le jeudi 30 novembre, lorsque le Pape se rendit à Istanbul. On l'y attendait à Sainte-Sophie mais il y passa en touriste pour créer l'événement à la Mosquée bleue en se « recueillant » (selon les termes du Vatican), tourné vers la Mecque, aux côtés du grand mufti d'Istanbul. De cette indubitable réussite symbolique on retiendra l'aptitude du Vatican à un usage millimétré du geste et de la parole propre à faire pâlir d'envie bien des chancelleries pourtant très entraînées à ce genre d'exercice. Mais l'on est aussi en droit de s'interroger sur la portée réelle de tels événements car il semble bien que les objectifs de fond de Benoît XVI étaient ailleurs.
D'Istanbul à Constantinople
Officiellement le voyage de Benoît XVI en Turquie répondait, il ne faut pas l'oublier, à une invitation du Patriarche d'Istanbul Bartholomée Ier, en théorie chef spirituel de plus de 300 millions d'orthodoxes et rejoignait un souci majeur du nouveau pape : réconcilier les deux églises. Tel était en réalité le premier objectif de ce voyage et force est de constater qu'il a été à la source de développements moins spectaculaires mais probablement beaucoup plus importants pour la diplomatie vaticane. Il faut dire que Benoît XVI, théologien patenté, partisan d'une liturgie plus traditionnelle, bénéficie chez ses interlocuteurs orthodoxes d'un préjugé beaucoup plus favorable que ses prédécesseurs et il entend bien en profiter pour faire du dialogue avec l'orthodoxie l?un des axes forts de son pontificat. À cet égard, ce voyage turc constituait une étape importante dans la poursuite de ce dialogue et ses acquis ne sont pas minces même s'ils ont été moins commentés par les médias. Au cours d'une cérémonie commune avec Bartholomée Ier, le 30 novembre, jour de la Saint-André, le Pape a fustigé les divisions du christianisme en les qualifiant de « scandale pour le monde » et « d'obstacle à la proclamation de l'Evangile ».
À l'issue de cette cérémonie, surtout, les deux dignitaires religieux ont signé une déclaration commune qui a constitué pour les deux églises le moment majeur de ce voyage. Rappelant l'histoire des relations entre les deux religions, depuis la rencontre à Istanbul, en 1967, de Paul VI et d'Athénagoras I, cette déclaration dénonce « la montée de la sécularisation, du relativisme, voire du nihilisme, surtout dans le monde occidental » mais évalue positivement « le chemin vers la formation de l'Union européenne ». Elle insiste toutefois sur le devoir qu'ont « les acteurs de cette grande initiative » de faire respecter la liberté religieuse « témoin et garante du respect de toute autre liberté » et appelle les deux religions à unir leurs efforts en Europe « pour préserver les racines, les traditions et les valeurs chrétiennes, pour assurer le respect de l'histoire, ainsi que pour contribuer à la culture de la future Europe ».
Un tel oecuménisme qui s'est accompagné de la rencontre par Benoît XVI des représentants d'autres minorités chrétiennes de Turquie (arménienne, syriaque ou chaldéenne) n'allait pas sans inquiéter tant l'Etat que l'islam officiel turcs. Il faut se souvenir que ces derniers ont toujours redouté que le Patriarcat devienne un Etat dans l'Etat comparable au Vatican et qu'ils continuent à dénier au Patriarche, le titre « oecuménique » qui lui donne une autorité sur les orthodoxes au-delà des frontières turques. À cela s'ajoutent le problème de la confiscation par l'Etat turc entre 1974 et 2002 d'une partie de l'immense patrimoine de l'Eglise orthodoxe et la crainte par les laïques turcs que le respect trop scrupuleux des droits des minorités religieuses réclamé par l'Union européenne, n'amène à accorder des droits similaires à des fondations intégristes musulmanes venant de l'étranger. Pour comprendre la réalité des soupçons dont l'orthodoxie est l'objet, il suffit de rappeler que, quelques jours avant la venue du Pape, le grand mufti d'Istanbul qui devait l'accueillir à la Mosquée Bleue, n'hésitait pas à évoquer «un agenda caché du Patriarcat » visant à renforcer ses positions en Turquie. Quant aux milieux laïcistes, ils n'hésitaient pas à soupçonner Benoît XVI d'avoir pris la laïcité pour cible. On comprendra donc que, pour atteindre son objectif oecuménique crucial, le Vatican devait non seulement s'employer à faire oublier le faux pas de Ratisbonne mais aussi ménager la susceptibilité des autorités turques. La complexité de cette situation et les périls existants ont probablement justifié la préparation particulièrement méticuleuse par le Vatican de la visite papale en Turquie. Mais, en jouant la carte du soutien à une Turquie européenne, du dialogue avec l'islam et de la compréhension entre les cultures, le Pape pouvait espérer noyer dans une ambiance de compréhension mutuelle, une démarche beaucoup plus prosaïque et orientée oeuvrant à la réunification de la chrétienté.
Il reste que, tant sur le plan religieux que sur le plan spirituel, Benoît XVI a réalisé quelques gestes forts en direction de la Turquie et de l'islam qui ne peuvent être considérés comme de simples artifices destinés à gommer les autres raisons de son déplacement aussi importantes qu'elles aient pu être. Il est d'ailleurs étonnant qu'une telle attitude n'ait pas été plus commentée dans le reste du monde musulman. Pour leur part, les autorités turques, très prudentes en l'occurrence, avaient choisi de n'assurer que le service minimum, elles l'ont sans doute regretté vu la tournure positive prise par les événements. Ce retournement de situation a sans doute été apprécié néanmoins par le gouvernement turc au moment même où ses relations avec l'Europe connaissent une passe difficile. Pourtant, comme ce fut le cas après Ratisbonne, ce sont probablement les autorités religieuses officielles (Président du Diyanet, grand mufti d'Istanbul) qui ont été les premiers bénéficiaires en Turquie du voyage du Pape car de fait elles furent à nouveau en situation d'occuper un terrain délaissé par les acteurs politiques traditionnels.
Jean Marcou et Öznur Sarikaya Décembre 2006
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