Le corridor énergétique turc Caspienne-Méditerranée
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Bien que leur existence fût connue de longue date, les gisements sous-marins du sud de la mer Caspienne, véritable "mer intérieure russe" jusqu'à la chute du bloc soviétique, n’avaient jamais été exploités. A partir de 1991, ces importantes réserves d'hydrocarbures sont donc devenues l'objet de toutes les convoitises. Les campagnes d'explorations des années 1990 ont rapidement confirmé l'importance des gisements (bien qu’il soit inapproprié de parler de “nouveau Golfe persique”, comme cela fut le cas à l’époque), mais une question restait en suspend : comment acheminer vers les pays consommateurs le pétrole et le gaz produits dans cette région enclavée ? En juillet 2006, l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) y répond en consacrant finalement la solution turque en dépit de nombreuses difficultés techniques. Un pipeline de 1776 km de long, culminant à 2830 m d’altitude lors de la traversée de la Transcaucasie est donc désormais en service.

Il aura fallu quinze ans pour que les compagnies pétrolières et les États concernés trouvent un compromis qui permette au pétrole azerbaïdjanais d'atteindre le complexe portuaire turc de Ceyhan, sur la mer Méditerranée.

Comme toujours, pour décider du tracé d’un oléoduc, de nombreuses considérations d'ordre géopolitiques, économiques ou techniques sont intervenues dans les négociations. Un oléoduc de faible capacité existait déjà entre Bakou et le port géorgien de Supsa, qui permettait de faire transiter le pétrole azerbaïdjanais par la mer Noire puis par le détroit du Bosphore. Mais la saturation du trafic maritime dans le détroit écartait l’éventualité d’un doublement de l’oléoduc Bakou-Supsa.

Les compagnies pétrolières européennes et américaines étaient favorables à une évacuation du pétrole de la Caspienne vers le Golfe Persique via l’Iran. C’était, en effet, le tracé le plus direct et le plus aisé. Mais le gouvernement américain a mis son veto à ce projet et a imposé le tracé transcaucasien. Ce choix politique est devenu économiquement rentable avec la forte augmentation du prix du baril de brut.

La Russie a été un acteur déterminant dans les négociations : en permettant aux pays de l'ex-URSS d'acheter les hydrocarbures russes à des prix parfois dix fois inférieurs à ceux du marché, elle a dissuadé ces pays de diversifier leurs approvisionnements énergétiques, et est ainsi parvenue à conserver quasiment intacts tous les réseaux issus de l'Union soviétique, et à garder la mainmise sur les livraisons énergétiques de ces pays, qui sont encore entièrement dépendants de l’approvisionnement russe.

Afin de conserver ce statu quo, une seule option était acceptable pour l’État russe : un pipeline transitant par son territoire puis par l'Ukraine afin de desservir l'Europe. Mais cette solution a toujours été vivement combattue par les pays occidentaux, qui ne souhaitaient favoriser à aucun prix une augmentation de la dépendance énergétique des pays européens face à une Russie aux méthodes souvent cavalières en matière de livraison d’hydrocarbures. En témoignent les tensions autour du gaz avec la Géorgie et l'Azerbaïdjan, ou encore la "guerre du pétrole" en janvier 2007 avec la Biélorussie.

La compagnie nationale russe, Gazprom, a longtemps été le bras armé de la diplomatie russe. Pourtant, les intérêts de la compagnie pétrolière nationale semblent aujourd'hui diverger de ceux de l'État, privilégiant les questions de rentabilité et de développement à celles de stratégie régionale ou de puissance. En effet, Gazprom a récemment adopté une politique de fortes hausses des prix pour les pays de l'ex-URSS, et a ainsi déclenché leur récente tentative d'émancipation énergétique. Ces pays n'hésitent donc plus à rechercher de nouveaux partenaires commerciaux, et la Russie semble peu à peu perdre du terrain dans cette région.

La Turquie a gros à gagner de ce double corridor énergétique (Bakou-Tbilissi-Ceyhan pour le pétrole, Bakou-Tbilissi-Erzurum pour le gaz). C'est d'abord une opportunité exceptionnelle pour le développement de son influence dans les pays turcophones d'Asie centrale qui avait été envisagée après 1991 mais trop timidement. A ce titre, on évoque à nouveau le projet de "Trans-Caspian Gaz Pipeline" (qui devait acheminer le gaz turkmène vers la Turquie), abandonné en 2001 à la suite de pressions russes sur le Turkménistan.

Par ailleurs, le marché turc de l'énergie est en pleine expansion, et les importations émanant des gisements azéris devraient permettre à la Turquie de faire face à la hausse de la demande sur son marché domestique. A l'avenir, la Turquie pourrait être en mesure de jouer le rôle de plaque tournante énergétique en réexportant son excédent en hydrocarbures vers l'Europe si d'autres projets devaient voir le jour et pourvoir la Turquie de ressources supplémentaires, et d’autre part si le pipeline géant entre Ankara et Vienne (« Nabucco ») devait être créé.

Toutefois, entre une Europe qui cherche sa voie et peine à s’impliquer dans sa “sphère d’influence naturelle” (à savoir, lato sensu, le pourtour de la mer Méditerranée et de la mer Noire), et des puissances montantes telles que l’Inde et la Chine, qui s’intéressent de plus en plus aux ressources de la mer Caspienne, la Turquie a fort à faire pour accéder au rang de puissance régionale auquel elle aspire. Il se pourrait bien ainsi que la bataille pour le contrôle de l’énergie soit un bon indicateur de son échec ou de sa réussite...


Antoine Dolcerocca
Avril 2007

 


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