
Né en 1927 à Malatya dans le Sud-Est de la Turquie, cet homme politique a profondément marqué son pays dans la période de transition qui a suivi le coup d’Etat de1980, puis dans le contexte de la fin du monde bipolaire provoquée par l’effondrement de l’Union soviétique et du bloc communiste.
Ingénieur de formation, il devient, après des études aux Etats-Unis, un spécialiste de la gestion des ressources énergétiques électriques. Cela le conduit tout d’abord à mener surtout une carrière de technicien au service de l’Etat. Dans les années 50 et 60, il travaille ainsi pour la planification économique et technique avant de passer par la Banque mondiale au début des années 70 et de présider plusieurs sociétés privées par la suite. En 1979, il est secrétaire d’Etat au sein du gouvernement de Süleyman Demirel avant que ce dernier ne soit renversé par le coup d’Etat militaire du Général Evren.
Dans le gouvernement de transition qui suit cette intervention militaire, il occupe tout d’abord un poste-clef en étant ministre chargé des affaires économiques mais il se démarque des militaires pour créer en avril 1983, un nouveau parti, le parti de la Mère Patrie (Anavatan Partisi, ANAP). Alors même que l’Armée tente de s’installer dans le système politique turc en créant le Parti de la démocratie nationaliste (Milli Demokrasi Partisi, MDP) et en instrumentalisant l’éphémère Parti populiste (Halkçi Parti, HP), il inflige à ces formations, lors des élections législatives de 1983, un échec cuisant qui fait écho à celui que l’establishment politico-militaire avait essuyé lors de la victoire démocrate de 1950.
Devenu un Premier ministre qui dispose d’une majorité au Parlement, fait rare dans les annales du parlementarisme turc dont les premiers développements remontent alors déjà à plus de 30 ans, il apparaît dès lors comme l’artisan du retour de la Turquie à la démocratie et engage son pays dans un mouvement de libéralisation sans précédent. Sur le plan économique tout d’abord, il déréglemente le marché, ouvre largement son pays aux investissements étrangers et remet en cause le dirigisme hérité du kémalisme par une série de dénationalisations importantes. Sur le plan politique, ensuite, il s’emploie à accélérer le retour à une vie politique normalisée en cherchant à faire disparaître les règles et les procédures d’exception héritées du coup d’Etat. Ainsi, en 1987, il parvient à réviser la Constitution par référendum pour lever le bannissement qui frappait les anciens leaders politiques et défait ces derniers lors des élections législatives qui suivent et qui confirment, avec un score plus serré néanmoins, sa victoire de 1983. Cette dynamique d’ouverture économique et politique en font un farouche partisan de l’intégration européenne et le voit déposer la candidature de la Turquie aux Communautés Européennes en 1987. Cela ne l’empêche pas de clamer haut et fort sa foi alors même que ses liens avec la Confrérie des Naksibendi sont de notoriété publique. Il n’hésite pas également déclarer publiquement qu’il est kurde par sa mère, contribuant ainsi à banaliser la reconnaissance de cette identité dans un pays où les Kurdes ne sont encore officiellement que des « Turcs des montagnes ». Signe de cette ouverture : en 1991, une loi lève l’interdiction de l’usage de la langue kurde.
Comme ont pu le faire observer nombre d’analystes avertis de la vie politique turque, notamment Nilüfer Göle, Turgut Özal s’inscrit certes dans la tradition initiée par les Démocrates pendant les années cinquante mais il y ajoute cet effort caractéristique de réhabilitation des identités et de levée des tabous ainsi que des références permanentes aux ressources de la société civile et aux vertus de l’initiative individuelle. Cela l’amène à exorciser les vieux démons d’une société bloquée par l’étatisme et à faire naître de nouvelles élites qui supplantent les cadres kémalistes traditionnels issus de l’administration en prônant une synthèse entre l’économie de marché et l’islam. Cette stratégie libéralo-identitaire qui est en phase avec les mutations que la société turque connaît à cette époque, s’avère payante dans un premier temps, notamment parce que Turgut Özal parvient à capter l’héritage émectoral islamique du Parti du Salut National (Milli Selamet Partisi, MSP) et à empêcher que la Turquie ne soit gagnée par le phénomène islamiste qui est en train de monter en puissance dans le reste du monde musulman. Alors même que le mandat du Général Kenan Evren arrive à échéance, ce règne sans partage de l’ANAP se traduit en 1989 par l’élection de Turgut Özal à la Présidence de la République. On pense alors que cela va faire évoluer le régime parlementaire turc vers un régime semi-présidentiel « à la française » car bien évidemment le nouveau Président domine de la stature qui est désormais la sienne un gouvernement qui apparaît comme un exécutant des directives présidentielles.
Mais cette hypothèse est de courte durée car l’ANAP, dont la politique économique a produit aussi beaucoup de laissés pour compte, doit faire face à un mécontentement de plus en plus important à la fin des années 80. Dès 1989, lors des élections municipales, les partisans de Turgut Özal connaissent leur premier revers électoral et, lors des législatives de 1991, ils sont devancés par leur grand rival, le Parti de la Juste Voie (Dogru Yol Partisi, DYP) de Süleyman Demirel et talonnés par le Parti social-démocrate populiste (Sosyal Demokrat Halçi Parti-SHP) d’Ismet Inönü, tandis que le Parti démocrate de gauche (Demokrat Sol Partisi-DSP) de Bülent Ecevit et le Parti de la prospérité (Refah Partisi- RP) de Necmettin Erbakan sont aussi représentés au Parlement. Face à ce grand retour des anciens leaders politiques, le Président Özal doit se résoudre à cohabiter avec un gouvernement de coalition DYP-SHP dirigé par Süleyman Demirel. Il est vrai que, depuis son accession à la magistrature suprême, Turgut Özal s’implique moins dans les dossiers de politique intérieure et s’engage de plus en plus sur la scène internationale. L’actualité du début des années 90 lui offre de nouveaux champs dans lesquels il s’engouffre, que ce soit à l’occasion de la première guerre du Golfe, de celle de la création d’un Marché commun de la Mer noire ou de celle de l’ouverture de l’Asie centrale et du Caucase. Dans le nouvel ordre international qui commence à se dessiner après la Guerre froide, Turgut Özal essaye de faire de son pays une puissance régionale arrimée à l’Europe qui a l’ambition de jouer un rôle de pont entre les mondes qui l’entourent et l’Occident. Sa carrière est néanmoins brutalement interrompue par son décès en 1993, officiellement d’une maladie cardiaque. Toutefois, depuis plusieurs années, ses proches, dénonçant l’absence d’autopsie à l’issue de ce décès suspect, émettent l’hypothèse d’un empoisonnement du Président qui aurait été commandité par des milieux nationalistes lui reprochant sa prise en compte de l’identité kurde et ses efforts de réhabilitation de l’islam dans l’espace public.

De façon très symbolique, Turgut Özal est inhumé à proximité du monument d’Adnan Menderes qu’il avait lui-même fait construire à Istanbul, à proximité des remparts de la vieille ville comme pour servir de réplique sociétale au mausolée officiel d’Atatürk situé, lui bien sûr, dans la capitale de la République.